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A l’aune de l’actualité économique internationale, Prime Nyamoya vous propose d’analyser au micro de Guillaume Lorin ce que nous enseigne le livre de Zachary D. Carter: The Price of Peace: Money, Democracy and the Life of John Maynard Keynes
Prime Nyamoya
Le livre de Zachary D. Carter est la récente biographie d’un des plus grands économistes du XXe siècle. Cette biographie est subdivisée en 17 chapitres qui retracent la vie de John Maynard Keynes de manière chronologique. Pour comprendre qui il était et mesurer son impact sur le monde, – notamment en cette période de coronavirus où on redécouvre les politiques de relance économique-, il est important de cerner le contexte de l’époque qui l’a vu grandir et évoluer. Après tout, n’est-ce pas Malraux qui affirme que ” le génie est inséparable de ce dont il naît comme l’incendie de ce dont il brûle”.
Car l’homme est le produit de cet Empire britannique au faîte de sa puissance durant cette période victorienne qui va s’achever en 1914. Son père est professeur à l’université de Cambridge où il y fera des études brillantes en mathématiques avant de se tourner à l’économie auprès des maîtres avec Pigou et Marshall. Il y nouera des amitiés avec Bertrand Russell, le grand mathématicien et philosophe avec lequel il partagera un certain nombre d’idées. Il est déjà convaincu que l’économie et les marchés ne sont pas gouvernés par des lois rigides comme la physique mais plutôt par un ensemble de coutumes, de lois, et d’ajustements politiques.
La crise de 1914 va créer en réalité la carrière de Keynes dès le moment où il est recruté après concours comme conseiller du Trésor (ministère des Finances). Très jeune, ce brillant économiste avec les puissants hommes politiques de son temps comme le premier ministre Lloyd George et l’influent Gouverneur de la Banque d’Angleterre. Voici l’équation à résoudre: comme gérer une économie en guerre? Il observe avec un profond malaise l’effritement de l’empire britannique face à la montée des Etats-Unis qui ne tardera pas à devenir rapidement la première puissance du monde. Le financement de la guerre va éroder peu à peu le stock d’or au profit de son rival sur lequel il va dépendre de plus en plus. L’ordre victorien du laissez-faire qui avait prévalu jusqu’en 1914 est terminé et un nouveau paradigme va le remplacer. Keynes avance l’hypothèse que les marchés ne sont pas distincts de l’État mais que le commerce, sa logique et ses mécanismes sont d’abord définis par une autorité politique.
A la Conférence de Versailles sur les réparations de la guerre à laquelle il participe comme délégué de son pays, il fustige les vainqueurs pour leur rapacité à vouloir extraire le maximum à l’Allemagne vaincue. Son fameux pamphlet “Les Conséquences économiques de la Paix” va asseoir sa réputation d’économiste influent mais lui attire l’ire des hommes politiques de son temps qu’il a critiqués avec virulence: Lloyd George, Churchill, Clemenceau ainsi que le Président Wilson. Il prévoit déjà, – et les événements ultérieurs en Allemagne ne tarderont pas à lui donner raison: l’affaiblissement de l’économie allait engendrer bientôt un bouleversement politique des populations soumises à de dures conditions de survie. Mussolini et Hitler n’allaient pas tarder à émerger des décombres de la première guerre mondiale. Mais la notoriété de son pamphlet qu’il avait acquise auprès de l’élite européenne lui permet tout de même de faire triompher ses vues. Un compromis est trouvé à travers lequel les Etats-Unis devenus créancier du monde acceptent de prêter à l’Allemagne des fonds qui serviront à payer ses réparations à la France et au Royaume Uni qui, à leur tour vont rembourser leurs dettes de guerre qu’ils avaient contractés vis à vis des Etats-Unis. Le nouvel ordre équilibre financier fonctionnera plus au moins normalement pendant quelque temps.
Son départ du Trésor va donner à Keynes l’occasion de jouer un autre rôle dans la société civile comme influenceur de l’opinion publique en tant que journaliste et intellectuel auprès du mouvement Bloomsbury qui rassemblait ses amis artistes et écrivains et qui va servir de vecteur de ses idées qu’il va affiner au cours des années. Il va également tâter les eaux de la politique sans beaucoup de succès comme le notera avec malice son étudiante et disciple Joan Robinson.
Jusqu’au crash de la Grande Dépression, il joue les Cassandre avec un indéniable succès comme prophète sans arriver à convaincre les hommes politiques de son pays à abandonner le système d’étalon-or qu’il avait en horreur. Il soutient Roosevelt pour sa politique de relance économique par des investissements massifs dans les infrastructures au moyen des déficits budgétaires. Le biographe Carter estime que « La Théorie Générale sur l’Emploi, l’Intérêt et la Monnaie” de Keynes est un véritable chef d’œuvre à l’égal d’Aristote, Edmund Burke et Karl Marx. Son trait de génie tient une idée évidente: la prospérité ne peut pas être imposée aux êtres humains mais doit plutôt être orchestrée et soutenue par un leadership politique (p.256). Pourtant c’est un livre difficile d’accès qui donnera à ses nombreux disciples l’occasion de l’interpréter abondamment.
Mais comme dit l’adage, nul n’étant prophète en son pays, la politique keynésienne sera mieux reçue aux Etats-Unis et ailleurs que dans son propre pays.
La guerre 1940-45 va consacrer le transfert de pouvoir de la Grande Bretagne aux Etats-Unis, ce qui va accélérer l’américanisation de la pensée keynésienne avec des résultats incontestables: chômage presque aboli, inflation contrôlée, démocraties renforcées. Par contre, la doctrine de Hayek qui prône l’austérité et une politique monétaire restrictive n’a pas convaincu les élites politiques.
Bretton Woods qui instaure un nouvel ordre financier international constitue une apothéose pour Keynes dont la fin approche. La création de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International porte sa marque au cours d’âpres négociations avec ses homologues américains, réussissant à sauvegarder le rôle du Royaume Uni sur l’échiquier international, d’une nation complètement ruinée après la guerre. C’est à Pâques 1946 que le grand économiste rend son dernier souffle. Les multiples hommages relèvent unanimement une pensée économique originale qui a fusionné la psychologie, l’histoire, la théorie politique et l’observation empirique du monde de la finance comme aucun économiste avant lui ne l’avait fait. Fondateur de la macroéconomie, ses multiples disciples vont créer différentes chapelles pour essaimer sa pensée : keynésianisme, néo-keynésianisme, post-keynésiasme. Certains d’entre eux vont ultérieurement obtenir des prix Nobel d’économie comme Paul Samuelson et James Tobin pour leurs travaux.
Les trois derniers chapitres du livre sont précisément consacrés à la politique keynésienne d’après-guerre aux États-Unis et en Europe occidentale durant les Trente Glorieuses qui s’achèvent début des années 70. C’est l’âge d’or du keynésianisme dont le porte-étendard John Galbraith aura été le conseiller des présidents américains, de Roosevelt à Nixon. C’est au tour de l’école de Chicago incarnée par Hayek et Milton Friedman dont les idées enfin triomphent avec l’avènement de Reagan et de Thatcher au cours des années 80.
Quand Nixon déclara en 1971: “I am a Keynesian now” Galbraith rétorqua que le keynésianisme était déjà obsolète: son récent abandon du Gold Exchange Standard reflétait le refus des Américains d’honorer les Accords de Bretton Woods qui consistaient jusqu’alors à changer librement les Bons de Trésor et dollars en or.
Milton Friedman devient donc naturellement le chef de file de la nouvelle pensée économique avec un accent particulier sur les vertus du marché financier, des réductions fiscales et d’une politique monétaire restrictive. La présidence Clinton va sceller définitivement la fin de la pensée keynésienne qui mettait en garde contre les excès des marchés financiers. Son administration fait exactement le contraire avec une soumission de sa politique économique aux normes du marché des capitaux internationaux. Quelques années plus tard, le monde allait connaître une grave récession depuis la Grande Dépression des années 30.
Dans sa conclusion, l’auteur passe rapidement en revue la récession de 2008 et les politiques menées par l’administration Bush/Obama qui renouent avec la politique de relance économique au moyen des déficits budgétaires, ce qui a pu sauver le système financier du désastre. A la fin de l’administration Obama, les résultats sont révélateurs : chômage ramené à 4.8%, le taux de croissance remonte à 1.5% et un système financier de nouveau régulé et stabilisé. Avant qu’une profonde dépression économique imprévue causée par la covid-19 ne vienne à nouveau bouleverser l’ordre établi. Seul l’avenir établira si les politiques économiques pratiquées par les gouvernements de l’OCDE l’emporteront à long terme sur le néolibéralisme de dérégulation et du laissez-faire cher à Hayek.
Par Prime Nyamoya, Toronto, 16 juillet 2020